21/01/2007

devoir de mémoire...

LE MONDE


Cher Nicolas Sarkozy, c'est un joli message que vous avez tenu à nous
envoyer depuis la porte de Versailles. Je dis "nous" pour désigner ma
famille, voyez-vous, une famille qui se situe plutôt à gauche, depuis
plusieurs décennies. Il faut dire que la politique ne déteste pas ce
genre de tournants. Je comprends cela. On s'échauffe un peu, on
s'emballe, l'air du temps vous pousse à prendre quelques risques verbaux
- aidés en cela par des intellectuels touchés eux aussi par votre
charisme - et hop ! le temps d'un meeting, c'est toute l'histoire de
notre pays que vous parvenez à ramasser dans votre manche. Bien joué
président. Très fort.

Hier, Doc Gynéco, le vide et la frime, Pascal Sevran, et ce soir,
Jaurès... Hugo... Mandel... La tête me tourne. C'est fou n'est-ce pas,
ce que la société du spectacle peut avoir comme talents. Tous ces noms.
Ces visages marqués au coin de la générosité. Le don de soi. Jusqu'à ce
jeune homme de 17 ans, Guy Môquet (Le Monde du 16 janvier), fusillé
évanoui, le 22 octobre 1941, avec 26 autres de ses camarades, tandis
qu'un soleil d'hiver cinglait le camp de Choisel à Châteaubriant. Je
n'en crois pas mes yeux. Franchement, je trouve que TF1 a été trop court
dimanche soir. A force de culpabiliser, d'imaginer qu'ils en font trop
pour vous dans la campagne, ils ont manqué l'essentiel. "J'ai changé",
dites-vous, avec de vrais trémolos dans la voix. Ça n'est plus un
changement, cher Nicolas Sarkozy, c'est une révolution. Certes, une
révolution "de palais". Mais une révolution tout de même !

Votre discours, je l'ai entièrement relu. C'est important la relecture.
En creux, il y a tout de même ces petites habitudes. Ces tics qui
reviennent, tapis dans l'ombre et rabattent légèrement le caquet du
lyrisme. D'abord, l'empathie et la mémoire : "Ma France... Ceux qui
croient au ciel et ceux qui n'y croient pas... Celle des travailleurs
qui ont cru à Jaurès et à Blum..." Ne manquaient plus à l'appel que
Louise Michel, Gabriel Péri ou Georges Politzer. Mon dieu, que fait la
gauche ? Sur le coup, j'ai cru à une lecture publique de l'Aragon du
Roman inachevé. Presque du Jean Ferrat dans le texte.

Grâce à vous, cher Nicolas Sarkozy, une fin de l'histoire est revisitée.
Tous ces grands chênes, debout, derrière vous seul ! Une République des
justes. Et puis j'ai fini par réagir. On se pince. Vous savez, comme
lorsque nous sortons d'un étrange sommeil. Cette sieste assassine qui
nous fait perdre le nord. Plus loin en effet, j'ai bien lu : "Cette
gauche immobile qui ne respecte plus le travail... Cette République
virtuelle qui veut donner un diplôme à tout le monde..."
Alors, j'ai fini par remonter à ma propre surface. J'avoue que j'ai rêvé
le temps d'un verbatim...

Je me suis brusquement rappelé ce que me confiait mon grand-père, évadé
de Châteaubriant avec Auguste Delaune, un mois après la fusillade,
repris, déporté à Mauthausen, et copain de votre nouveau héros, le jeune
Guy Môquet : "En 1936, me disait Pierre, tu sais, la droite française,
dont une partie non négligeable épousera la collaboration - les fameux
capitulards -, traitait le ministre Léo Lagrange, créateur des colonies
de vacances, de ministre de la paresse..."

Et là, voyez-vous, tout est remonté. Tout, je vous assure. Un courant
revenu de loin. J'avoue. Je me suis laissé porter par la vague de ma
mémoire de gauche. Les premiers congés payés ; La Baule pour les prolos,
un salaire digne pour le travail des femmes, et, plus tard, les accords
de Grenelle au printemps 1968 ; le smic, revalorisé, dès 1981,
l'abolition de la peine de mort. Une sorte d'inventaire. Tout cela, cher
Nicolas Sarkozy, obtenu grâce à des luttes. Des avancées, comme on
disait à la maison, jamais offertes. Toujours conquises. Je dois dire
aussi, sans vouloir vous offusquer, m'être brutalement rappelé votre
difficulté en direct, à commenter la mort du dictateur chilien, Augusto
Pinochet. Votre silence m'est apparu assourdissant. Les crimes de
droite, impulsés directement par l'administration américaine de
l'époque, ne vaudraient-ils pas ceux de gauche ?

Vous aurez noté ma bienveillance à ne pas souligner vos propos
malheureux sur cette banlieue où je vis et qui méritait d'autres égards
que le simple vocable de "Kärcher". Cette banlieue d'où partirent, cher
président, tant de jeunes résistants - armée des ombres de la première
heure - dans les brumes de la porte de la Chapelle, Aubervilliers ou
St-Ouen. Impossible, n'est-ce pas, dans un tel cortège, d'oublier ces
figures étrangères au visage glabre et noir de barbe mal rasée, que déjà
l'on stigmatisait sur ces affiches rouges placardées sur les murs de
Paris... Missac Manouchian, le tourneur arménien des usines Citroën,
Rino Della Negra, le footballeur du Red Star, Joseph Boczov, Stanislas
Kubacki, Marcel Rayman... tous fusillés le 21 février 1944 au mont Valérien.

"Le courage, écrivez-vous, consiste à surmonter sa peur..." Oserais-je
vous rappeler qu'en plusieurs décennies Neuilly, votre premier grand
bastion politique, a presque ignoré le logement social ? C'est ce qu'il
y a de terrible dans les familles politiques, cher Nicolas Sarkozy :
elles résistent au temps. Et au spectacle. J'aime assez cette phrase de
François Mauriac, au soir de sa vie, lorsqu'il évoque la répartition des
rôles dans le soulèvement contre l'envahisseur. Une période dont vous
avez fait la matrice de votre discours, porte de Versailles : "La classe
ouvrière française, dans ses profondeurs, est seule à être restée fidèle
à la patrie profanée." Il serait temps que la gauche s'en souvienne.



Pierre-Louis Basse

1 Grains de sel:

harissa a dit…

bonne la piqure de rappel!
mais ils ont où aujourd'hui, les grands hommes? les bons hommes?