«Surveillance pénale
et darwinisme social »
LES ÉMEUTES DES BANLIEUES de 2005, puis les
intenses mobilisations contre le CPE de
2006, ont attiré l’attention sur les profondes
inégalités qui frappent en France des millions
de gens, et notamment des jeunes : retrait
des services publics des territoires périurbains,
taux de chômage double de celui
du reste de la population, logements désolants,
discriminations et mépris.
Àl’explosion des banlieues, on répondit par
l’état d’urgence, dans un réflexe de vieille
puissance coloniale rétablissant la loi du
3 avril 1955 votée pendant la guerre d’Algérie.
Aujourd’hui, en pleine campagne
présidentielle, le collectif AC le feu peine
à faire entendre les propositions concrètes
de ses cahiers de doléances sur l’emploi, le
logement et la citoyenneté dans les banlieues.
En revanche, Nicolas Sarkozy a
poursuivi sa logique de lutte contre la jeunesse
des classes populaires, identifiée
comme un ennemi intérieur, en déposant
au Parlement début 2006 une loi « prévention
de la délinquance », votée le 5 mars
2007. C’est, depuis cinq ans, la 11e loi sécuritaire.
Comme toutes les autres, elle apporte
une réponse pénale à des problèmes relevant
de l’urgence sociale. Loin de prévenir
la délinquance [...], elle instaure une surveillance
pénale des familles les plus démunies,
sous l’égide des maires. [...]
La Loi prévention de la délinquance étend les
techniques de fichage bien au-delà de l’activité
policière (1). Elle crée le fichier des
allocations familiales et un fichier scolaire,
appelé « Base élèves », contenant des données
nominatives sur tous les enfants scolarisés
dans l’enseignement du premier
degré, auquel le maire de la commune aura
accès. Dès la rentrée 2007, l’origine des
familles, leur date d’arrivée en France et la
langue parlée à la maison seront enregistrées
(2). Il est à craindre que ces informations,
de peu d’intérêt pour la scolarité
des enfants, servent dans le cadre de l’expulsion
des familles étrangères sans papiers
[...]. Le maire coordonnera tous ces
fichiers, qui seront accessibles au président
du conseil général, à l’inspecteur
d’académie, au chef d’établissement scolaire,
au préfet, et au directeur de la caisse
d’allocations familiales. Un « secret partagé
» entre l’élu et les travailleurs sociaux
est donc institué, permettant au maire
d’accéder à des données protégées par le
secret professionnel.
Des contrats « d’accompagnement parental »
ou de « responsabilité parentale » seront proposés
par le maire et par le « conseil des
droits et devoirs des familles » aux parents
dont les enfants, par leur absentéisme scolaire,
« troublent l’ordre public ». Le maire
pourra prononcer à leur encontre des
admonestations, demander la suspension
pendant un an des allocations familiales,
ou saisir le procureur pour un travail d’intérêt
général de trente heures.
Toutes ces sanctions relevaient jusqu’ici
de la justice, qui garantissait au moins les
droits de la défense et des voies de recours
aux intéressés. [...] C’est dire combien la
séparation des pouvoirs est malmenée par
la Loi prévention de la délinquance [...].
Par ailleurs, cette loi exprime une conception
prédictive de la délinquance, proche de
celle du film Minority Report de Steven
Spielberg [...]. Ce sont ici les classes populaires
qui sont surveillées, comme porteuses
de risque délinquant. La Loi sécurité
intérieure du 18 mars 2003 relevait
déjà de ce même darwinisme social en
punissant comme des délinquants les prostituées,
les mendiants, les nomades et les
jeunes des banlieues, retournant la violence
pénale contre les victimes de la violence
sociale. Dans la même veine, un rapport
de 2004 du député UMP Jacques-Alain
Benisti puis un rapport de 2005 de l’Inserm
sur les troubles de conduite chez l’enfant
ont assimilé les enfants de 3 ans jugés
trop agités à de futurs délinquants, préconisant
alors un suivi éducatif renforcé.
La forte mobilisation des professionnels
de la petite enfance (3) a conduit l’Inserm
à revenir sur ses conclusions car, comme
l’affirme le président du conseil national
d’éthique dans un avis du 6 février 2007,
« l’histoire des sciences nous révèle la vanité de
tenter de réduire à tel ou tel critère la détermination
de l’avenir d’une personne ».
Aujourd’hui, cette loi veut également repérer
le futur délinquant parmi les enfants
dont les familles rencontrent des difficultés
éducatives ou de gestion des allocations
familiales, ou chez les personnes hospitalisées
d’office en psychiatrie (4). Pourtant,
cette politique de pénalisation de la misère
a montré son inefficacité : les violences
contre les personnes ont augmenté de 43%
depuis 2002 (5).
Ces mauvais résultats n’ont rien d’étonnant,
car il est inefficace de punir seulement
l’acte individuel de délinquance si
l’on ne s’attache pas à améliorer l’insertion
sociale, familiale et économique. La
prévention spécialisée est née de ce constat.
S’il y a en France 100 policiers pour un
éducateur, et seulement 2 500 éducateurs
de prévention spécialisée, il faut s’interroger
sur le coût de cette politique du toutrépressif,
car un éducateur de rue économise
à la collectivité bien des placements
en centres éducatifs fermés (6).
E. S.-M.
(1) Il existe déjà 33 fichiers policiers et judiciaires,
d’après l’Observatoire national de la délinquance.
(2) Voir la rubrique « Big Brother » sur le site :
www.ldh-toulon.net
(3) Faut-il avoir peur de nos enfants ? (La
Découverte).
(4) Cette dernière disposition a été supprimée en
deuxième lecture à l’Assemblée nationale.
(5) Selon les chiffres de l’Observatoire national de la
délinquance.
(6) Un placement coûte presque 700 euros par jour et
par mineur.
JEUDI 29 MARS 2007 / POLITIS / 25
et darwinisme social »
LES ÉMEUTES DES BANLIEUES de 2005, puis les
intenses mobilisations contre le CPE de
2006, ont attiré l’attention sur les profondes
inégalités qui frappent en France des millions
de gens, et notamment des jeunes : retrait
des services publics des territoires périurbains,
taux de chômage double de celui
du reste de la population, logements désolants,
discriminations et mépris.
Àl’explosion des banlieues, on répondit par
l’état d’urgence, dans un réflexe de vieille
puissance coloniale rétablissant la loi du
3 avril 1955 votée pendant la guerre d’Algérie.
Aujourd’hui, en pleine campagne
présidentielle, le collectif AC le feu peine
à faire entendre les propositions concrètes
de ses cahiers de doléances sur l’emploi, le
logement et la citoyenneté dans les banlieues.
En revanche, Nicolas Sarkozy a
poursuivi sa logique de lutte contre la jeunesse
des classes populaires, identifiée
comme un ennemi intérieur, en déposant
au Parlement début 2006 une loi « prévention
de la délinquance », votée le 5 mars
2007. C’est, depuis cinq ans, la 11e loi sécuritaire.
Comme toutes les autres, elle apporte
une réponse pénale à des problèmes relevant
de l’urgence sociale. Loin de prévenir
la délinquance [...], elle instaure une surveillance
pénale des familles les plus démunies,
sous l’égide des maires. [...]
La Loi prévention de la délinquance étend les
techniques de fichage bien au-delà de l’activité
policière (1). Elle crée le fichier des
allocations familiales et un fichier scolaire,
appelé « Base élèves », contenant des données
nominatives sur tous les enfants scolarisés
dans l’enseignement du premier
degré, auquel le maire de la commune aura
accès. Dès la rentrée 2007, l’origine des
familles, leur date d’arrivée en France et la
langue parlée à la maison seront enregistrées
(2). Il est à craindre que ces informations,
de peu d’intérêt pour la scolarité
des enfants, servent dans le cadre de l’expulsion
des familles étrangères sans papiers
[...]. Le maire coordonnera tous ces
fichiers, qui seront accessibles au président
du conseil général, à l’inspecteur
d’académie, au chef d’établissement scolaire,
au préfet, et au directeur de la caisse
d’allocations familiales. Un « secret partagé
» entre l’élu et les travailleurs sociaux
est donc institué, permettant au maire
d’accéder à des données protégées par le
secret professionnel.
Des contrats « d’accompagnement parental »
ou de « responsabilité parentale » seront proposés
par le maire et par le « conseil des
droits et devoirs des familles » aux parents
dont les enfants, par leur absentéisme scolaire,
« troublent l’ordre public ». Le maire
pourra prononcer à leur encontre des
admonestations, demander la suspension
pendant un an des allocations familiales,
ou saisir le procureur pour un travail d’intérêt
général de trente heures.
Toutes ces sanctions relevaient jusqu’ici
de la justice, qui garantissait au moins les
droits de la défense et des voies de recours
aux intéressés. [...] C’est dire combien la
séparation des pouvoirs est malmenée par
la Loi prévention de la délinquance [...].
Par ailleurs, cette loi exprime une conception
prédictive de la délinquance, proche de
celle du film Minority Report de Steven
Spielberg [...]. Ce sont ici les classes populaires
qui sont surveillées, comme porteuses
de risque délinquant. La Loi sécurité
intérieure du 18 mars 2003 relevait
déjà de ce même darwinisme social en
punissant comme des délinquants les prostituées,
les mendiants, les nomades et les
jeunes des banlieues, retournant la violence
pénale contre les victimes de la violence
sociale. Dans la même veine, un rapport
de 2004 du député UMP Jacques-Alain
Benisti puis un rapport de 2005 de l’Inserm
sur les troubles de conduite chez l’enfant
ont assimilé les enfants de 3 ans jugés
trop agités à de futurs délinquants, préconisant
alors un suivi éducatif renforcé.
La forte mobilisation des professionnels
de la petite enfance (3) a conduit l’Inserm
à revenir sur ses conclusions car, comme
l’affirme le président du conseil national
d’éthique dans un avis du 6 février 2007,
« l’histoire des sciences nous révèle la vanité de
tenter de réduire à tel ou tel critère la détermination
de l’avenir d’une personne ».
Aujourd’hui, cette loi veut également repérer
le futur délinquant parmi les enfants
dont les familles rencontrent des difficultés
éducatives ou de gestion des allocations
familiales, ou chez les personnes hospitalisées
d’office en psychiatrie (4). Pourtant,
cette politique de pénalisation de la misère
a montré son inefficacité : les violences
contre les personnes ont augmenté de 43%
depuis 2002 (5).
Ces mauvais résultats n’ont rien d’étonnant,
car il est inefficace de punir seulement
l’acte individuel de délinquance si
l’on ne s’attache pas à améliorer l’insertion
sociale, familiale et économique. La
prévention spécialisée est née de ce constat.
S’il y a en France 100 policiers pour un
éducateur, et seulement 2 500 éducateurs
de prévention spécialisée, il faut s’interroger
sur le coût de cette politique du toutrépressif,
car un éducateur de rue économise
à la collectivité bien des placements
en centres éducatifs fermés (6).
E. S.-M.
(1) Il existe déjà 33 fichiers policiers et judiciaires,
d’après l’Observatoire national de la délinquance.
(2) Voir la rubrique « Big Brother » sur le site :
www.ldh-toulon.net
(3) Faut-il avoir peur de nos enfants ? (La
Découverte).
(4) Cette dernière disposition a été supprimée en
deuxième lecture à l’Assemblée nationale.
(5) Selon les chiffres de l’Observatoire national de la
délinquance.
(6) Un placement coûte presque 700 euros par jour et
par mineur.
JEUDI 29 MARS 2007 / POLITIS / 25
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