05/08/2007

aktouf m'etouffe...

Omar Aktouf, La stratégie de l’autruche, (2002)


L’argumentation néolibérale, quelle qu'elle soit, a généralement pour but de faire accepter l'inacceptable, de nous faire admettre comme normales, économiquement optimales, rationnelles, managérialement intelligentes toute une série d'absurdités et même d'ignominies dans le monde actuel. On veut nous faire croire ainsi :
— Que d'opulentes multinationales comme la United Brands agissent rationnellement lorsqu'elles ont l'innommable cynisme de licencier 18 000 Honduriens une semaine après le passage de l'ouragan Mitch en 1998 invoquant le fait que l'exploitation de la banane du Honduras n'est plus rentable 1.
— Que Bill Gates est l'exemple d'une réussite à démultiplier, quand sa fortune est basée sur un monopole mondial de fait et qu'il arrive qu'elle augmente de 9 milliards de dollars en deux semaines, comme cela s'est passé fin janvier 1999... Or on peut facilement démontrer que, puisque l'argent n'est que de la marchandise, des services, donc du travail « cristallisé », et que son accumulation n'est que transferts entre vases communicants, 100 Bill Gates signifieraient la misère sur la quasi-totalité de la planète et, à terme, la misère pour eux-mêmes. Pour mesurer tout ce qui est perdu dans cette concentration, notons que le dixième de cette fortune (estimée entre 80 et 100 milliards de dollars, selon les époques) suffirait pour reconstruire l'ensemble des routes et des maisons d'un pays comme le Honduras.
— Que l'on peut continuer à exploiter à outrance une forêt boréale canadienne déjà exsangue (même les zones déclarées « réserves » sont aujourd'hui ouvertes aux papetières), et l'on invoque à l'appui des modélisations mathématiques informatisées qui « garantissent », sur la base d'horizons temporels de 150 ans, la régénération et l'exploitabilité à perpétuité. Cela, au nom de l'emploi et des profits des multinationales.
— Que l'ennemi du chômeur — ou du travailleur précaire — n'est autre que l'autre travailleur (qui refuse égoïstement de prendre sa retraite ou de partager son travail) ou le chômeur qui ose se prévaloir de ses allocations ; que l'ennemi du jeune, c'est le plus vieux ; celui du non-retraité, le voisin qui jouit d'une retraite...
— Que bien des peuples ont trop longtemps vécu « au-dessus de leurs moyens ». Il s'agit, plus précisément, quand on invoque cet argument, des salariés — en particulier les syndiqués —, mais surtout pas de ceux qui jouissent de fortunes qui dépassent tout entendement, qui ne paient pratiquement plus d'impôts, ou des multinationales qui paient des salaires d'esclaves en échange de profits titanesques.
— Que l'État dit providence ne peut plus survivre, essoufflé par les rapines des innombrables parasites qui en abusent. Alors qu'on peut aisément montrer, on le verra plus loin, que ceux qui reviennent le plus cher aux États, et qui en abusent réellement, ce sont les plus riches, et surtout pas les plus pauvres.
— Que la paupérisation du plus grand nombre est due à la rareté des capitaux, que l'on invoque pour justifier le chômage, les diminutions de services publics et les inégalités dans la répartition des ressources financières — alors que ces ressources n'ont, en fait, jamais été aussi abondantes, mais jamais aussi concentrées, par ailleurs.
— Que les lois économiques et les progrès technologiques expliquent pourquoi il est normal et nécessaire que, par exemple, le PNB de la France se soit multiplié par quatre entre les années 1970 et 1990, pendant que le nombre de chômeurs, lui, se multipliait par 10 1.
— Que l'« imperfection pratique » — largement acceptée et admise — du marché ne met aucunement en cause les théories qui postulent la perfection du marché et de ses lois et qui contribuent à lui donner forme.
— Que lorsque la réalité ne fonctionne pas comme l'ont prévu et édicté les modèles économiques, ce sont les gens, les peuples, les gouvernements qui n'ont pas su appliquer correctement les prescriptions théoriques, et non les modèles qui sont inadéquats.
— Que les délocalisations, c'est-à-dire le déplacement des activités de production de biens et de services vers les pays pauvres, à la main-d'oeuvre infiniment exploitable, aux gouvernements très coulants (régimes corrompus et corruptibles), aux lois sur le respect des populations et de l'environnement inexistantes, constituent l'une des solutions miracles pour l'avenir, autant du Nord que du Sud.
— Que les réingénieries et autres benchmarkings et downsizings ne sont absolument pas une spirale infernale de fabrication de chômeurs (et une conséquence des plus logiques de la fameuse loi marxienne de baisse tendancielle des taux de profit), mais une légitime et saine restructuration de l'économie.
— Que la démentielle multiplication de chômeurs à laquelle nous assistons, transformée en coûts sociaux encore en partie pris en charge par certains États, est tout, sauf une subvention indirecte des États au maintien, et même à l'augmentation, des profits privés.
— Que la dévaluation systématique des monnaies des pays les plus faibles et les plus endettés est le meilleur moyen de stimuler leur ardeur à rembourser leurs dettes. Alors que le bon sens le plus élémentaire nous enseigne que c'est surtout la meilleure façon de faire monter en flèche inflation et coût de la vie, c'est-à-dire d'aggraver toujours plus la crise, localement et globalement, et d'empêcher l'épargne collective nécessaire au remboursement (c'est cette spirale qui a successivement terrassé l'Afrique de l'Ouest, le Cameroun, le Nigeria, puis le Mexique, la Thaïlande, l'Indonésie, la Russie — dont le rouble atteint des abysses inimaginables —, le Brésil au début de 1990, et pour finir, l'Argentine en 2002).
— Que la surproduction de matières premières et de produits de base, sans aucune valeur ajoutée locale sinon par et pour les multinationales, est la voie la plus directe pour honorer au plus vite dette et service de la dette, par l'augmentation des exportations, quand le simple bon sens montre que c'est la meilleure façon de faire chuter les prix de ces produits, donc les revenus réels, et par conséquent, forcément, la capacité effective de rembourser la dette.
— Que l'ouverture des marchés et des frontières ne pénalisera en rien les producteurs du tiers-monde, tout d'un coup mis en concurrence avec les géants de l'industrie et de l'agro-industrie transnationales, qui peuvent, du jour au lendemain, déverser n'importe où des tonnes de produits, venant de n'importe quel bout du monde et défiant tous les prix locaux.
— Que le miracle américain est à mettre au bénéfice du libéralisme économique, alors qu'il bénéficie grandement de la combinaison de coûts de production scandaleusement bas et de pratiques protectionnistes, suivant lesquelles tous les produits — finis, semi-finis, intrants — en provenance de Chine, d'Amérique du Sud, des pays du tiers-monde en général, subissent des hausses automatiques de plusieurs fois leur prix d'achat aux producteurs, dès leur entrée sur le sol américain. Cela permet aux États-Unis d'obtenir de tous ces pays qu'ils vendent en dessous des coûts réels et plient leur monnaie sous le dollar — et a pour effet de transformer des pans entiers de l'économie américaine en économie de rente (position qui consiste à prélever unilatéralement, par simple rapport de force, une part de valeur ajoutée à laquelle on n'a nullement contribué).


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