22/05/2007

dix de der...

SWIFT



Modeste proposition

pour empêcher les enfants pauvres

d'être à la charge de leurs parents

ou de leur pays et pour les rendre

utiles au public





C'est un objet de tristesse, pour celui qui traverse

cette grande ville ou voyage dans les campagnes,

que de voir les rues, les routes et le seuil

des masures encombrés de mendiantes, suivies de

trois, quatre ou six enfants, tous en guenilles,

importunant le passant de leurs mains tendues.

Ces mères, plutôt que de travailler pour gagner

honnêtement leur vie, sont forcées de passer leur

temps à arpenter le pavé, à mendier la pitance de

leurs nourrissons sans défense qui, en grandissant,

deviendront voleurs faute de trouver du

travail, quitteront leur cher pays natal afin d'aller

combattre pour le prétendant d'Espagne, ou partiront

encore se vendre aux îles Barbades.

Je pense que chacun s'accorde à reconnaître

que ce nombre phénoménal d'enfants pendus

aux bras, au dos ou aux talons de leur mère, et

fréquemment de leur père, constitue dans le

déplorable état présent du royaume une très

grande charge supplémentaire; par conséquent,

celui qui trouverait un moyen équitable, simple

et peu onéreux de faire participer ces enfants à

la richesse commune mériterait si bien de l'intérêt

public qu'on lui élèverait pour le moins une

statue comme bienfaiteur de la nation.

Mais mon intention n'est pas, loin de là, de

m'en tenir aux seuls enfants des mendiants avérés;

mon projet se conçoit à une bien plus vaste

échelle et se propose d'englober tous les enfants

d'un âge donné dont les parents sont en vérité

aussi incapables d'assurer la subsistance que ceux

qui nous demandent la charité dans les rues.

Pour ma part, j'ai consacré plusieurs années à

réfléchir à ce sujet capital, à examiner avec attention

les différents projets des autres penseurs, et y

ai toujours trouvé de grossières erreurs de calcul.

Il est vrai qu'une mère peut sustenter son nouveau-

né de son lait durant toute une année

solaire sans recours ou presque à une autre nourriture,

du moins avec un complément alimentaire

dont le coût ne dépasse pas deux shillings,

somme qu'elle pourra aisément se procurer, ou

l'équivalent en reliefs de table, par la mendicité,

et c'est précisément à l'âge d'un an que je me

propose de prendre en charge ces enfants, de

sorte qu'au lieu d'être un fardeau pour leurs

parents ou leur paroisse et de manquer de pain

et de vêtements, ils puissent contribuer à nourrir

et, partiellement, à vêtir des multitudes.

Mon projet comporte encore cet autre avantage

de faire cesser les avortements volontaires et

cette horrible pratique des femmes, hélas trop

fréquente dans notre société, qui assassinent

leurs bâtards, sacrifiant, me semble-t-il, ces bébés

innocents pour s'éviter les dépenses plus que la

honte, pratique qui tirerait des larmes de compassion

du coeur le plus sauvage et le plus inhumaIn.

Étant généralement admis que la population

de ce royaume s'élève à un million et demi

d'âmes, je déduis qu'il y a environ deux cent

mille couples dont la femme est reproductrice,

chiffre duquelje retranche environ trente mille

couples qui sont capables de subvenir aux

besoins de leurs enfants, bien que je craigne

qu'il n'yen ait guère autant, compte tenu de la

détresse actuelle du royaume, mais cela posé, il

nous reste cent soixante-dix mille reproductrices

j'en retranche encore cinquante mille

pour tenir compte des fausses couches ou des

enfants qui meurent de maladie ou d'accident

au cours de la première année. Il reste donc

cent vingt mille enfants nés chaque année de

parents pauvres. Comment élever et assurer

l'avenir de ces multitudes, telle est donc la question

puisque, ainsi que je l'ai déjà dit, dans l'état

actuel des choses, toutes les méthodes proposées

à ce jour se sont révélées totalement impossibles

à appliquer, du fait qu'on ne peut trouver

d'emploi pour ces gens ni dans l'artisanat ni

dans l'agriculture; que nous ne construisons pas

de nouveaux bâtiments (du moins dans les campagnes),

pas plus que nous ne cultivons la terre;

il est rare que ces enfants puissent vivre de

rapines avant l'âge de six ans, à l'exception de

sujets particulièrement doués, bien qu'ils

apprennent les rudiments du métier, je dois le

reconnaître, beaucoup plus tôt; durant cette

période, néanmoins, ils ne peuvent être tenus

que pour des apprentis délinquants, ainsi que

me l'a rapporté une importante personnalité du

comté de Cavan qui m'a assuré ne pas connaître

plus d'un ou deux voleurs qualifiés de moins de

six ans, dans une région du royaume pourtant

renommée pour la pratique compétente et précoce

de cet art.

Nos marchands m'assurent qu'en dessous de

douze ans, les filles pas plus que les garçons ne

font de satisfaisants produits négociables, et que

même à cet âge, on n'en tire pas plus de trois

livres, ou au mieux trois livres et demie à la

Bourse, ce qui n'est profitable ni aux parents ni

au royaume, les frais de nourriture et de haillons

s'élevant au moins à quatre fois cette somme.

j' en viens donc à exposer humblement mes

propres idées qui,je l'espère, ne soulèveront pas

la moindre objection.

Un Américain très avisé que j'ai connu à

Londres m'a assuré qu'un jeune enfant en bonne

santé et bien nourri constitue à l'âge d'un an un

mets délicieux, nutritif et sain, qu'il soit cuit en

daube, au pot, rôti à la broche ou au four, et j'ai

tout lieu de croire qu'il s'accommode aussi bien

en fricassée ou en ragoût.

Je porte donc humblement à l'attention du

public cette proposition: sur ce chiffre estimé de

cent vingt mille enfants, on en garderait vingt

mille pour la reproduction, dont un quart seulement

de mâles - ce qui est plus que nous n'en

accordons aux moutons, aux bovins et aux porcs

-la raison en étant que ces enfants sont rarement

les fruits du mariage, formalité peu prisée de nos

sauvages, et qu'en conséquence, un seul mâle suffira

à servir quatre femelles. On mettrait en vente

les cent mille autres à l'âge d'un an, pour les proposer

aux personnes de bien et de qualité à travers

le royaume, non sans recommander à la

mère de les laisser téter à satiété pendant le dernier

mois, de manière à les rendre dodus, et gras

à souhait pour une bonne table. Si l'on reçoit, on

pourra faire deux plats d'un enfant et si l'on dîne

en famille, on pourra se contenter d'un quartier,

épaule ou gigot, qui, assaisonné d'un peu de sel

et de poivre, sera excellent cuit au pot le quatrième

jour, particulièrement en hiver.

J'ai calculé qu'un nouveau-né pèse en

moyenne douze livres, et qu'il peut, en une

année solaire, s'il est convenablement nourri,

atteindre vingt-huit livres.

Je reconnais que ce comestible se révélera

quelque peu onéreux, en quoi il conviendra

parfaitement aux propriétaires terriens qui, ayant

déjà sucé la moelle des pères, semblent les mieux

qualifiés pour manger la chair des enfants.

On trouvera de la chair de nourrisson toute

l'année, mais elle sera plus abondante en mars,

ainsi qu'un peu avant et après, car un auteur

sérieux, un éminent médecin français, nous

assure que grâce aux effets prolifiques du régime

à base de poisson, il naît, neuf mois environ après

le Carême, plus d'enfants dans les pays catholiques

qu'en toute autre saison; c'est donc à

compter d'un an après le Carême que les marchés

seront le mieux fournis, étant donné que la

proportion de nourrissons papistes dans le

royaume est au moins de trois pour un ; par

conséquent, mon projet aura l'avantage supplémentaire

de réduire le nombre de papistes parmi

nous.

Ainsi que je l'ai précisé plus haut, subvenir aux

besoins d'un enfant de mendiant (catégorie dans

laquelle j'inclus les métayers, les journaliers et les

quatre cinquièmes des fermiers) revient à deux

shillings par an, haillons inclus, et je crois que pas

un gentleman ne rechignera à débourser dix shillings

pour un nourrisson de boucherie engraissé

à point qui, je le répète, fournira quatre plats

d'une viande excellente et nourrissante, que l'on

traite un ami ou que l'on dîne en famille. Ainsi,

les hobereaux apprendront à être de bons propriétaires

et verront leur popularité croître parmi

leurs métayers, les mères feront un bénéfice net

de huit shillings et seront aptes au travail jusqu'à

ce qu'elles produisent un autre enfant.

Ceux qui sont économes (ce que réclame, je

dois bien l'avouer, notre époque) pourront écorcher

la pièce avant de la dépecer; la peau, traitée

comme il convient, fera d'admirables gants pour

dames et des bottes d'été pour messieurs raffinés.

Quant à notre ville de Dublin, on pourrait y

aménager des abattoirs, dans les quartiers les plus

appropriés, et qu'on en soit assuré, les bouchers

ne manqueront pas, bien que je recommande

d'acheter plutôt les nourrissons vivants et de les

préparer « au sang» comme les cochons à rôtir.

Une personne de qualité, un véritable patriote

dont je tiens les vertus en haute estime, se fit un

plaisir, comme nous discutions récemment de

mon projet, d'y apporter le perfectionnement

qui suit. De nombreux gentilshommes du

royaume ayant, disait-il, exterminé ces temps-ci

leurs cervidés, leur appétit de gibier pourrait être

comblé par les corps de garçonnets et de fillettes

entre douze et quatorze ans, ni plus jeunes ni

plus âgés, ceux-ci étant de toute façon destinés à

mourir de faim en grand nombre dans toutes les

provinces, aussi bien les femmes que les hommes,

parce qu'ils ne trouveront pas d'emploi: à charge

pour leurs parents, s'ils sont vivants, d'en disposer,

à défaut la décision reviendrait à leur plus

proche famille. Avec tout le respect que je dois à

cet excellent ami et patriote méritant, je ne puis

tout à fait me ranger à son avis; car, mon ami

américain me l'assure d'expérience, trop d'exercice

rend la viande de garçon généralement

coriace et maigre, comme celle de nos écoliers,

et lui donne un goût désagréable; les engraisser

ne serait pas rentable. Quant aux filles, ce serait,

à mon humble avis, une perte pour le public

parce qu'elles sont à cet âge sur le point de devenir

reproductrices. De plus, il n'est pas improbable

que certaines personnes scrupuleuses en

viennent (ce qui est certes fort injuste) à censurer

cette pratique, au prétexte qu'elle frôle la

cruauté, chose qui, je le confesse, a toujours été

pour moi l'objection majeure à tout projet, aussi

bien intentionné fût-il.

Mais à la décharge de mon ami, j'ajoute qu'il

m'a fait cet aveu: l'idée lui a été mise en tête par

le fameux Sallmanazor, un indigène de l'île de

Formose qui vint à Londres voilà vingt ans et qui,

dans le cours de la conversation, lui raconta que

dans son pays, lorsque le condamné à mort se

trouve être une jeune personne, le bourreau

vend le corps à des gens de qualité, comme morceau

de choix, et que de son temps, la carcasse

dodue d'une jeune fille de quatorze années, qui

avait été crucifiée pour avoir tenté d'empoisonnër

l'empereur, fut débitée au pied du gibet et

vendue au Premier ministre de Sa Majesté impériale,

ainsi qu'à d'autres mandarins de la cour,

pour quatre cents couronnes. Et je ne peux vraiment

pas nier que si le même usage était fait de

certaines jeunes filles dodues de la ville qui, sans

un sou vaillant, ne sortent qu'en chaise et se

montrent au théâtre et aux assemblées dans des

atours d'importation qu'elles ne paieront jamais,

le royaume ne s'en porterait pas plus mal.

Certains esprits chagrins s'inquiètent du grand

nombre de pauvres qui sont âgés, malades ou

infirmes, et l'on m'a invité à réfléchir aux

mesures qui permettraient de délivrer la nation

de ce fardeau si pénible. Mais je ne vois pas là le

moindre problème, car il est bien connu que

chaque jour apporte son lot de mort et de corruption,

par le froid, la faim, la crasse et la

vermine, à un rythme aussi rapide qu'on peut raisonnablement

l'espérer. Quant aux ouvriers plus

jeunes, ils sont à présent dans une situation

presque aussi prometteuse. Ils ne parviennent

pas à trouver d'emploi et dépérissent par

manque de nourriture, de sorte que si par accident

ils sont embauchés comme journaliers, ils

n'on t plus la force de travailler; ainsi sont-ils, de

même que leur pays, bien heureusement délivrés

des maux à venir.

Je me suis trop longtemps écarté de mon sujet,

et me propose par conséquent d'y revenir. Je

pense que les avantages de ma proposition sont

nombreux et évidents, tout autant que de la plus

haute importance.

D'abord, comme je l'ai déjà fait remarquer,

elle réduirait considérablement le nombre des

papistes qui se font chaque jour plus envahissants,

puisqu'ils sont les principaux reproducteurs

de ce pays ainsi que nos plus dangereux

ennemis, et restent dans le royaume avec l'intention

bien arrêtée de le livrer au Prétendant, dans

l'espoir de tirer avantage de l'absence de tant de

bons protestants qui ont choisi de s'exiler plutôt

que de demeurer sur le sol natal et de payer,

contre leur conscience, la dîme au desservant

épiscopal.

Deuxièmement. Les fermiers les plus pauvres

posséderont enfin quelque chose de valeur, un

bien saisissable qui les aidera à payer leur loyer

au propriétaire, puisque leurs bêtes et leur grain

sont déjà saisis et que l'argent est inconnu chezeux.

Troisièmement. Attendu que le coût de

l'entretien de cent mille enfants de deux ans et

plus ne peut être abaissé en dessous du seuil de

dix shillings par tête et per annum, la richesse

publique se trouvera grossie de cinquante mille

livres par année, sans compter les bénéfices d'un

nouvel aliment introduit à la table de tous les

riches gentilshommes du royaume qui jouissent

d'un goût un tant soit peu raffiné, et l'argent circulera

dans notre pays, les biens consommés

étant entièrement d'origine et. de manufacture

locales.

Quatrièmement. En vendant leurs enfants, les

reproducteurs permanents, en plus du gain de

huit shillings peT annum, seront débarrassés des

frais d'entretien après la première année.

Cinquièmement. Nul doute que cet aliment

attirerait de nombreux clients dans les auberges

dont les patrons ne manqueraient pas de mettre

au point les meilleures recettes pour le préparer

à la perfection, et leurs établissements seraient

ainsi fréquentés par les gentilshommes les plus

distingués qui s'enorgueillissent à juste titre de

leur science gastronomique; un cuisinier habile,

sachant obliger ses hôtes, trouvera la façon de

l'accommoder en plats aussi fastueux qu'ils les

affectionnent.

Sixièmement. Ce projet constituerait une forte

incitation au mariage, que toutes les nations sages

ont soit encouragé par des récompenses, soit

imposé par des lois et des sanctions. Il accentuerait

le dévouement et la tendresse des mères

envers leurs enfants, sachant qu'ils ne sont plus là

pour toute la vie, ces pauvres bébés dont l'intervention

de la société ferait pour elles, d'une certaine

façon, une source de profit et non plus de

dépenses. Nous devrions voir naître une saine

émulation chez les femmes mariées - à celle qui

apportera au marché le bébé le plus gras -, les

hommes deviendraient aussi attentionnés envers

leurs épouses, durant le temps de leur grossesse,

qu'ils le sont aujourd'hui envers leurs juments ou

leurs vaches pleines, envers leur ttuie prête à

mettre bas, et la crainte d'une fausse couche les

empêcherait de distribuer (ainsi qu'ils le font trop

fréquemment) coups de poing ou de pied.

On pourrait énumérer beaucoup d'autres

avantages: par exemple, la réintégration de

quelque mille pièces de boeuf qui viendraient

grossir nos exportations de viande salée; la réintroduction

sur le marché de la viande de porc et

le perfectionnement de l'art de faire du bon

bacon, denrée rendue précieuse à nos palais par

la grande destruction du cochon, trop souvent

servi frais à nos tables, alors que sa chair ne peut

rivaliser, tant en saveur qu'en magnificence, avec

celle d'un bébé d'un an, gras à souhait, qui, rôti

d'une pièce, fera grande impression au banquet

du Lord Maire ou à toute autre réjouissance

publique. Mais, dans un souci de concision, je ne

m'attarderai ni sur ce point, ni sur beaucoup

d'autres.

En supposant que mille familles de cette ville

deviennent des acheteurs réguliers de viande de

nourrisson, sans parler de ceux qui pourraient en

consommer à l'occasion d'agapes familiales,

mariages et baptêmes en particulier, j'ai calculé

que Dublin offrirait un débouché annuel d'environ

vingt mille pièces tandis que les vingt mille

autres s'écouleraient dans le reste du royaume

(où elles se vendraient sans doute à un prix un

peu inférieur).

Je ne vois aucune objection possible à cette

proposition, si ce n'est qu'on pourra faire valoir

qu'elle réduira considérablement le nombre

d'habitants du royaume. Je revendique ouvertement

ce point, qui était en fait mon intention

déclarée en offrant ce projet au public. Je désire

faire remarquer au lecteur que j'ai conçu ce

remède pour le seul Royaume d'Irlande et pour nul

autre État au monde, passé, présent, et sans doute à

venir. Qu'on ne vienne donc pas me parler

d'autres expédients: d'imposerune taxe de cinq shillingspar

livre de revenus aux non-résidents; de refuser

l'usage des vêtements et des meubles qui ne sont pas

d'origine et defabrication irlandaise; de rejeterrigoureusement

les articles et ustensiles encourageant au luxe

venu de l'étranger; de remédier à l'expansion de

l'orgueil, de la vanité, de la paresse et de la futilité chez

nos femmes; d'implanter un esprit d'économie, de prudence

et de tempérance; d'apprendre à aimer notre pays,

matière en laquelle nous surpassent même les Lapons et

les habitants de Topinambou; d'abandonner nos querelles

et nos divisions, de cesser de nous comporter

comme les juifs qui s'égorgeaient entre eux pendant

qu'on prenait leur ville; defaire preuve d'un minimum

de scrupules avant de brader notre pays et nos

consciences; d'apprendre à nos propriétaires terriens à

montrer un peu de pitié envers leurs métayers. Enfin,

d'insuffler l'esprit d 'honnêteté, de zèle et de comPétence à

nos commerçants qui, si l'on parvenait aujourd'hui à

imposer la décision de n'acheter que les produits irlandais,

s'uniraient immédiatement pour tricher et nous

escroquer sur la valeur, la mesure et la qualité, et ne

pourraient être convaincus defaire ne serait-ce qu'une

proposition équitable de juste prix, en dépit d'exhortations

ferventes et répétées.

Par conséquent, je le redis, qu'on ne vienne

pas me parler de ces expédients, ni d'autres

mesures du même ordre, tant qu'il n'existe pas

le moindre espoir qu'on puisse tenter un jour,

avec vaillance et sincérité, de les mettre en pratique.

En ce qui me concerne, je me suis épuisé des

années durant à proposer des théories vaines,

futiles et utopiques, et j'avais perdu tout espoir

de succès quand, par bonheur, je suis tombé sur

ce plan qui, bien qu'étant complètement nouveau,

possède quelque chose de solide et de

réel, n'exige que peu d'efforts et aucune

dépense, peut être entièrement exécuté par

nous-mêmes et grâce auquel nous ne courrons

pas le moindre risque de mécontenter l'Angleterre.

Car ce type de produit ne peut être

exporté, la viande d'enfant étant trop tendre

pour supporter un long séjour dans le sel, encore

queje pourrais nommer un pays qui seferait un plaisir

de dévorer notre nation, même sans sel.

Après tout, je ne suis pas si farouchement

accroché à mon opinion que j'en réfuterais toute

autre proposition, émise par des hommes sages,

qui se révélerait aussi innocente, bon marché,

facile et efficace. Mais avant qu'un projet de cette

sorte soit avancé pour contredire le mien et offrir

une meilleure solution, je conjure l'auteur, ou les

auteurs, de bien vouloir considérer avec mûre

attention ces deux points. Premièrement, en l'état

actuel des choses, comment ils espèrent parvenir

à nourrir cent mille bouches inutiles et à vêtir

cent mille dos. Deuxièmement, tenir compte de

l'existence à travers ce royaume d'un bon million

de créatures apparemment humaines dont tous

les moyens de subsistance mis en commun laisseraient

un déficit de deux millions de livres sterling

; adjoindre les mendiants par profession à la

masse des fermiers, métayers et ouvriers agricoles,

avec femmes et enfants, qui sont mendiants de

fait. Je conjure les hommes d'État qui sont opposés

à ma proposition, et assez hardis peut-être

pour tenter d'apporter une autre réponse, d'aller

auparavant demander aux parents de ces mortels

s'ils ne regarderaient pas aujourd'hui comme un

grand bonheur d'avoir été vendus comme viande

de boucherie à l'âge d'un an, de la manière que je

prescris, et d'avoir évité ainsi toute la série d'infortunes

par lesquelles ils ont passé jusqu'ici,

l'oppression des propriétaires, l'impossibilité de

régler leurs termes sans argent ni travail, les privations

de toutes sortes, sans toit ni vêtement pour

les protéger des rigueurs de l'hiver, et la perspective

inévitable de léguer pareille misère, ou pire

encore, à leur progéniture, génération après

génération.

 D'un coeur sincère, j'affirme n'avoir pas le

moindre intérêt personnel à tenter de promouvoir

cette oeuvre nécessaire, je n'ai pour seule

motivation que le bien de mon pays,je ne cherchequ'à

développer notre commerce, à assurer le bien-être de nos

enfants, à soulager lespauvres et à procurer un peu

d'agrément aux riches.Je n'ai pas d'enfants dont la

vente puisse me rapporter le moindre penny; le

plus jeune a neuf ans et ma femme a passé l'âge

d'être mère.



2 Grains de sel:

Anonyme a dit…

Phobos pour son cynisme...
Deimos pour sa vision...
Un texte digne de Sade...
Et tellement contemporain !...

harissa a dit…

pas vraiment surprise, il s'agit bien d'ogres...
s'ils cherchent une bonne cuisinière je suis ok, créative en matière de cuisine, je trouverais un moyen de les acommoder pour qu'ils soient divins...